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Jean-Claude Villain

Et lui grand fauve aimant que l'été traverse

Editions Unimuse (Belgique), Prix Casterman de Poésie 1993.

dessin en page intérieure de Louis Bénisti.

Edition bulgare, aux éditions Aquarium Méditerranéen, Sofia, 2004. Traduction de Askinia Mikhailova, préface de Tsvetanka Elenkova.

Edition grecque, aux éditions Anemondeiktis-Lagoudera, Athènes, 2011. Traduction de Nicolas Iordanidis. Préface de l´auteur.

Extraits en grec

1 Deux extraits

2 Avant-propos de l´ auteur pour l´ édition grecque

1

et lui grand fauve aimant que l'été traverse retient aujourd'hui en son sang une vigueur nouvelle, une ardeur de bouc, un flux capable de tordre tous les reins femelles ; de gestes nerveux il hisse rapidement son corps au sommet d'une roche abrupte, ouvre ses membres en une rose des vents et s'expose ainsi aux courants qui le traversent comme parfois filtre sous les arbres de ses abris un air rare qui l'enivre ; les frémissements de sève poussés jusque dans les fleurs neuves, il les tient pour promesses d'éclosions, fêtes d'exhalaisons, fourmillement de couvain, liquides gras dans les pores et sur toutes les fentes ; il dénoue ses entrailles bandées de sucs, relâche des muscles contraints qu'il ignorait, et danse d'une marche nouvelle ; il hume le frais et le chaud du même appétit vorace, tète aux ruissellements humides du rocher et des fruits, et caresse enfin les formes lisses des branches sur lesquelles il s'assied ;

et lui grand fauve aimant que l'été traverse sent à présent que pour lui aussi la saison a changé ; il en appelle aux puissances chaudes de la terre et de la mer, aux forces femelles de la forêt ; saura-t-il désormais, de ses incantations lascives, ne plus se contenter de simples rêves tièdes ?

*

et lui grand fauve aimant que l'été traverse craint à présent les immenses rumeurs du vent et de l'orage, les queues rouges de lézards vrillant le ciel, les souffles poussés depuis les montagnes et rugissant à la manière des fauves qui taraudent ses cauchemars; fermant les yeux, il pressent que des arbres seront encore arrachés, des bêtes tuées, des roches éclatées, et que les feuilles courront sur la terre en ruisseaux épais; lentement il fait alors tournoyer son corps sur ses hanches, hurle pour s'énivrer de la violence déchaînée du ciel contre la terre, ou pour l'imiter peut-être, ou la faire taire; il se crible du sable qu'il jette dans la tornade, plonge dans les vagues qui roulent sur la plage et ébroue sa chevelure comme font les animaux de poil sec; il craint cependant la survenue des laves, des fumées acres dont sa narine a vague mémoire, du feu capable d'enflammer sa gorge et de lui faire cracher toutes ses entrailles; à la fin il n'a plus ressource que d'épouser ce tumulte, siffler en vain les oiseaux qui se terrent, déchirer les barrières de lianes tendues comme des hamacs et faire front au vent jusqu'à la limite extrême de son souffle;

et lui grand fauve aimant que l'été traverse, épuisé, se love maintenant au creux du tronc qu'il creusait jadis dans l'enfance, et blotti, n'attend plus qu'une soudaine montée des eaux l'emporte enfin au-delà de l'horizon qui depuis toujours l'intrigue.

2

La parution en grec de ces neuf chants est l’occasion de revenir sur ce texte au lyrisme singulier que confirme la dynamique incantatoire du récitatif. A chaque page la reprise du même incipit joue le rôle d’une formule magique relançant l’œuvre de parole qui paraissait pourtant se clore à la fin du chant précédent. Ainsi chaque chant est-il autonome et la suite a-t-elle néanmoins un sens dans sa progression, même si, aujourd’hui je pourrais peut-être m’amuser à une nouvelle composition qui modifierait les positions respectives de certains textes.

Ce récit poétique présente une forme singulière qui s’apparente au poème en prose sans l’être tout à fait. C’est pourquoi je préfère désigner ces textes comme des « chants », terme dont j’ai usé ailleurs dans mon œuvre, par exemple dans Parole, exil, et Sept chants de relevailles. Cette option formelle et dynamique revient en fait à se couler dans une très ancienne pratique littéraire, notoire en Méditerranée. On songe bien entendu à la transmission exclusivement orale de la poésie avant toute forme écrite, on songe aux riches partages que cette forme orale permet ; on songe aussi à Homère qui écrivit l’Odyssée en chants, et plus près de nous, ce sont des Cantos qui constituent l’œuvre d’Ezra Pound. On pourrait aussi évoquer l’option formelle de la poésie de Saint-John Perse dont une œuvre dernière est Chant pour un équinoxe.

Par ce procédé la parole se développe comme un puissant souffle. C’est qu’il faut de l’ampleur pour embrasser dans le langage le sujet de ce livre : le rapport primitif, permanent, essentiel, d’un être avec les éléments et le cosmos tout entier. On songe, par parenté antique, à quelque faune, à quelque créature panique, sauf qu’ici la solitude paraît plus grande, conférant plus de noblesse tragique à l’unique personnage. Il vit. Il sait. Il jouit. Il meurt. Il cherche une osmose élémentaire totale et finit par s’en approcher. Il épuise sa vitalité dans les ressorts de la nage, du bond, de la course, en ouverture symbiotique à toutes les formes du monde : minérales, végétales, animales, météoriques, élémentaires et cosmiques. Pour, et par cela, il est effectivement sensuel. Son corps physique traduit son désir d’espace et de communion vitale, tentés par l’infini. Mais sa finitude a raison de lui : elle le réduit d’abord, puis l’abat. Sa figure indéterminée qui le rend attachant, porterait à faire de ce fauve-faune (une simple consonne en français fait différer les deux mots) un héros, un demi-dieu, ce que non plus il n’est pas.

La poésie contemporaine a perdu ses deux racines vitales : l’oralité et le mythe. Elle parcourt le plus souvent d’autres voies absolument nécessaires à l’expérience de la modernité : on ne saurait les ignorer, ni même s’en détourner. On ne jouera donc pas Mallarmé contre Rimbaud.

Dans ce livre le mythe est présent sans cependant qu’aucune référence, aucune figure précise ne vienne se superposer. Car ce qui est recherché est avant tout la force radiante d’un texte destiné à saisir et emporter le lecteur. C’est qu’ici un lexique abondant a non seulement valeur évocatrice du monde réel, mais aussi fonction vibratoire, tel un piège verbal de type alchimique qui happe, déplace, transmute.

Si le lecteur est ainsi « pris », alors oui la poésie, qui est la chair des mots, aura tenu une de ses fondamentales promesses : chanter, comme un poème de Baudelaire y invite, « les transports de l’esprit et des sens ».

Jean-Claude Villain

Septembre 2006

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