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Jean-Claude Villain

Pour ne pas reléguer tout à fait l’inspiration au rayon des mystifications idéologiques héritées du passé, reconnaissons que le travail créatif ne part pas de rien, qu’une idée, une émotion, une expérience, valorisées par la psyché et la sensibilité, sont le plus souvent « données » de façon immédiate (« par les dieux » disent certains) et constituent le point de départ d’une œuvre. Point de travail ici en apparence, mais au mieux un état, capté, retenu, compris, interprété, valorisé, à partir duquel tout commence…même si tout reste encore à faire.

Il n’est pas question de revenir ici sur le travail de la poésie, sur les processus d’écriture du poème (parmi ceux-ci, certains cependant, hors des pratiques les plus connues, relèvent de rituels intimes qu’il ne serait pas indifférent de connaître) mais de confronter l’ample question du travail (sociale, psychologique, économique, philosophique, politique, etc.) à la pratique de la création artistique.

Le talent, et davantage le génie, fascinent tout autant qu’ils dérangent nos sociétés démocratiques à fondement (pseudo)égalitaire ; car la facilité et la rapidité avec lesquelles certains créateurs peuvent produire excellemment des œuvres choquent ceux qui considèrent qu’une réalisation de valeur ne peut être que longue et laborieuse. Ceux-là restent fixés à une référence artisanale du « travail bien fait » qui a prévalu pendant des siècles, et dont la tradition du compagnonnage a été à la fois un modèle d’excellence et un mode noble de transmission. « Combien de temps a nécessité cette oeuvre ? ». La réponse, pour certains déterminante, déciderait tout en même temps de sa valeur et du sérieux de son auteur. C’est aussi une question préalable à la définition de la valeur marchande de l’œuvre, car le temps passé commande a priori proportionnellement le prix qu’il sera justifié de demander. Le temps passé : mesure ultime de l’œuvre, critère final, sinon exclusif, pour en juger, péremptoirement.

Il en va ainsi selon le présupposé « artisanal » qui valorise le travail comme référent incontournable et incontestable. Certes il arrive souvent que l’art convoque les techniques et l’esprit de l’artisanat. Mais il n’est pas artisanat puisque l’originalité et le mystère du don, du talent, du génie y prennent une valeur essentielle qui contredit la référence artisanale. Rimbaud n’a pas passé des jours, ni des mois, à composer ses poèmes, écrits souvent sans guère de retouches. Picasso –on assiste en direct à la naissance de certaines œuvres dans le film « expérimental » de Henri-Georges Clouzot- parvient à la forme juste et surprenante, mais « évidente », en quelques minutes. Mozart avait aussi cette aisance « scandaleuse » du génie qui, selon une frénésie compulsive, l’emportait à grande vitesse comme Milos Forman au cinéma est parvenu à le figurer. Et songeons à la frénésie gestuelle proprement dansée de Pollock !

Faut-il pour autant ne retenir que ce seul critère et ne reconnaître en art que ce qui pulse et transcende, au-dessus et au-delà des catégories habituelles du travail compris comme labeur, élaboration lente, minutie, patience, exercice répété, doute, compétence longuement acquise puis éprouvée et validée ? Evidemment non et on opposera facilement à tel artiste qui, à l’instar de Picasso « ne cherche pas mais trouve », tel autre qui construit lentement sa maturité. Cézanne n’est pas né Cézanne contrairement à Picasso ou Mozart, mais s’est fait Cézanne, a construit Cézanne (« c’est effrayant la vie » disait-il souvent) par un acte d’apprentissage et de recherche où il lui a fallu mobiliser les vertus habituellement reconnues aux travailleurs de son époque (obstination, répétition, recherche, progrès, tâtonnements, confrontation, profit de la critique, etc.)

Pourtant l’emportement énergétique d’un Picasso fait qu’en volume il travaille en réalité beaucoup (son œuvre plastique se compte par dizaines de milliers) même si son aisance ne laisse rien paraître de ce qui valorise traditionnellement le travail (en fonction même de l’origine latine du mot) : douleur, sacrifice, abnégation. Alors Picasso, Mozart, Rimbaud travaillent-ils puisque la facilité, l’excellence spontanée paraissent leur épargner les vertus de courage, de contrainte, de patience réclamées par le travail considéré avec sérieux ? On peut, enfant prodige, donner à quatre ans un concert devant le roi de France… mais on peut aussi, à force d’exercice, de discipline, de renoncement, devenir un pianiste virtuose… évidemment plus tard.

Ainsi sans décider de rien, sans être une condition, la question du travail est éminemment présente au cœur de la question artistique, de façon paradoxale, sinon contradictoire. Les grands primitifs italiens ou flamands, les peintres de la Renaissance italienne montrent un formidable talent dont les chefs-d’œuvre que nous admirons attestent. Cependant la peinture avait à l’époque des exigences « artisanales » très rigoureuses qu’il fallait apprendre, auxquelles il fallait, sans détour possible, se conformer. Devant cette peinture la conjugaison entre exigence laborieuse et talent saute aux yeux, même si le propre du chef-d’œuvre est de faire oublier le travail (parfois héroïque, voire désespéré) qui a contribué aussi à le produire en imposant le résultat majestueux comme une évidence… cette même « évidence » formelle atteinte en quelques minutes par le trait de Picasso qui, à huit ans, dessinait déjà « comme Ingres » et décourageait ainsi son peintre de père.

Ainsi contingente la valeur du travail n’est pas ce qui décide de la valeur de l’œuvre. Il ne suffit pas, comme y invite Boileau dans son Art poétique (« vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,/ Polissez-le sans cesse et le repolissez…») de viser, par le seul travail obstiné, l’excellence recherchée. De mauvais poèmes, quoique laborieusement repris, resteront de mauvais poèmes, tel celui d’Oronte, le faiseur vaniteux sans talent, auquel le franc critique Alceste objecte que « le temps ne fait rien à l’affaire » (Le Misanthrope de Molière, Acte I, scène2).

Temps passé, sérieux, répétitions, efforts ne constituent donc pas des critères qui, en référant implicitement à une conception laborieuse du travail, décideraient in fine de la valeur de l’œuvre tout en permettant d’appréhender le processus de la création artistique. Cela certes désempare, autant sur le plan économique que sur les plans social, psychologique, et métaphysique. Economique car souvent « valeur » sous-entend « prix » et le prix est la résultante d’un calcul à plusieurs composantes où le temps passé à produire intervient de façon majeure. (Tout le processus industriel tend en effet à augmenter sans cesse la productivité en produisant sans cesse plus et plus vite pour abaisser le coût de revient). Psychologique car d’un certain point de vue l’artiste doué et dilettante décourage le travailleur « sérieux » puisqu’il parvient à sa fin plus vite et mieux que l’artisan qui s’astreint régulièrement à sa tâche. Socialement car l’activité artistique qui réussit si facilement offre un contre-modèle aux valeurs d’effort, de courage, de patience, de constance, que requièrent encore beaucoup de travaux convertis en métiers. Sur le plan métaphysique enfin la question du temps –de la durée- se trouve reposée par la place du travail dans l’activité artistique comparée aux autres puisque, d’une façon qui peut paraître injuste, l’une gagne du temps sur la mort quand les autres « perdent leur vie à la gagner ». La pensée marxiste n’a pas éludé cette question en donnant à l’artiste un statut différent et en tentant dans la société communiste, d’en faire « un travailleur comme les autres » à égalité de devoirs envers la collectivité … et à égalité de droits (ce qui n’est pas indifférent pour de nombreux pays où l’artiste –même génial- n’est, aujourd’hui encore, que très faiblement, voire pas du tout, protégé par le système ambiant de protection sociale).

Ces réflexions ont laissé de côté d’autres pistes qui auraient pu par exemple exposer, sur d’autres plans, la singularité de l’activité artistique par rapport à la représentation psycho-socio-économique courante du travail. Une œuvre artistique s’élabore en effet aussi (sinon surtout si l’on s’en tient à la théorie psychanalytique) par un processus inapparent, inconscient, silencieux qui est le contraire de l’activité visible et concrète qu’on nomme habituellement travail. Cette maturation silencieuse, exempte de toute activité externe perceptible par le corps social, cette apparente inertie, constitue, chez beaucoup d’artistes, une condition préalable à la phase (comparativement beaucoup plus courte) de production artistique elle-même. Le calligraphe chinois apprend longuement à maîtriser son souffle et son geste avant de tracer de la façon la plus rapide et la plus parfaitement juste, l’idéogramme qu’il veut. De même qu’en poésie et en musique le silence participe du mot et de la note, les précède et les suit, de même la retenue, l’oisiveté, l’indolence relèvent aussi de l’acte créateur tout autant qu’une contemplation plus ou moins méditative qui paraît vide à certains... Beaucoup répugnent encore à considérer cette phase comme « travail » même si l’expression « travail de l’inconscient » est depuis longtemps admise. Paul Lafargue était peut-être plus révolutionnaire que son beau-père Karl Marx en publiant en 1880 son Droit à la paresse. Il contribuait à souligner que la question du travail, façonnée en Occident judéo-chrétien par la malédiction biblique, n’est pas du tout univoque. D’autres cultures entretiennent en effet avec l’activité humaine un rapport non laborieux débouchant sur des systèmes stables, performants, équilibrés, où l’art tient un rôle social important. On pense ici à tous les peuples premiers et à certaines philosophies orientales. Le « wou wei » taoïste en est certainement la théorie la plus avancée. En se tenant dans le « non-agir », un rythme profond, vital, essentiel, s’empare du corps et de la psyché, libère par là une autre énergie, harmonise l’individu qui s’abandonne à un ordre atemporel et universel : celui du souffle, mouvement intime de l’univers.

Talent dilettante, droit à la paresse, principes de lenteur et de non-agir : de bonnes raisons de se convaincre qu’il devient sage de ne pas (plus) travailler …

Jean-Claude Villain

Il est sage de ne pas (plus) travailler…

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